Le suffrage universel est-il dépassé ?
(réflexions basées sur la conférence donnée par Marc BOLLAND, le 7 mars 2013, lors de l’assemblée générale de la Communauté Universitaire Socialiste de l’Université de Liège)
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Les dernières élections communales d’octobre 2012 l’ont encore démontré : les électeurs se détournent de plus en plus du vote traditionnel. Les abstentions (incluant les votes blancs) ont encore une fois bondi. C’est un mouvement constant depuis plusieurs années, mais il vient de s’accélérer. Dans les grandes villes wallonnes, il a dépassé 25% ! Dans ces conditions, difficile de parler encore de suffrage universel.
Ce problème mérite une réflexion de fond, pour laquelle je livre ici quelques pistes.
Dans nos démocraties, le suffrage universel est perçu d’une certaine manière comme l’aboutissement d’un processus historique : c’est le sommet de la démocratie.
Il y a et il y a eu dans l’histoire des systèmes démocratiques sans suffrage universel : la Grèce antique, la Rome républicaine et plus près de nous, la Belgique du XIXe siècle par exemples.
En intégrant le suffrage universel, la démocratie n’a pas simplement évolué : d’une certaine manière, elle a changé de nature. Par le suffrage universel, la démocratie n’est plus simplement ce souhait rationnel de veiller à régler les conflits autrement que par la violence.
Le suffrage universel a en effet rendu légitimes les choix de la majorité, et à ce titre, désormais, c’est le nombre qui compte : la quantité devient la qualité, par pure hypothèse idéologique.
Si il est affirmé comme étant la référence démocratique suprême, le suffrage universel existe-t-il dans les faits ?
Entre la théorie et la pratique, il y a de la marge.
Tout d’abord, il n’y a pas un mais bien plusieurs types de suffrage universel : en 1921 pour les hommes, en 1948 pour les femmes, et aujourd’hui encore des étrangers privés de droit de vote ; de même, il y a le suffrage universel lié au vote obligatoire mais il y a aussi le suffrage universel sans obligation de vote.
Ensuite, bien entendu, l’existence et l’action des groupes de pression intermédiaires (partis politiques, syndicats, lobbys divers,…) font que, dans toute une série de situations, ce n’est pas la majorité qui va fixer la norme, mais celle-ci va être édictée par une minorité.
Au-delà de ces éléments, nos systèmes institutionnels ont intégré des types de fonctionnement délibérément contraires au suffrage universel : par exemple, ce sont toutes les procédures de consultation populaire (enquêtes publiques, procédures d’avis,…), mais c’est aussi l’abandon très (trop) fréquent du pouvoir de décision aux experts, ce qui, d’une certaine manière, est le retour larvé au suffrage capacitaire.
Enfin, de façon évidente, deux évolutions institutionnelles profondes nient totalement les principes du suffrage universel : la toute puissance des technocrates européens face à un parlement qui n’a que des pouvoirs extrêmement limités ; toutes les règles de protection des minorités. Et ces deux éléments pèsent fortement dans notre vie quotidienne, sur notre cadre de vie et sur nos comportements.
En passant rapidement en revue ces quelques éléments, on constate donc qu’entre la théorie et la pratique, il y a de la marge : le suffrage universel est au frontispice de nos dogmes démocratiques, mais il est loin d’être la règle en pratique.
Si, aux yeux de tous, la réalité s’écarte à ce point du dogme, faut-il dés lors s’étonner de l’augmentation considérable du taux d’abstention, c’est-à-dire d’une diminution aussi importante de la participation citoyenne aux élections ?
Il y a d’autres raisons qui contribuent à accélérer le phénomène, et notamment :
a) Le refus généralisé de l’autorité collective, et donc de l’autorité de la majorité aussi ;
b) Le suffrage universel est un moment de l’histoire, obtenu sur base d’un rapport de force des classes populaires ; ce rapport de forces a évolué aujourd’hui. La classe sociale des Bo Bo’s a pris le pouvoir, et elle n’est pas à l’aise, quoi qu’elle dise, avec le suffrage universel ;
c) L’exclusion sociale avance dans nos pays, et avec elle, l’exclusion culturelle. Le suffrage universel est lié de près à la cohésion sociale, dont il est à la fois une des conditions et une des mesures. Si l’exclusion culturelle progresse, le suffrage universel régresse ;
d) Les zones de non droit sont de plus en plus visibles et de plus en plus autonomes : dans le domaine de la vie quotidienne (les juridictions des grandes associations sportives internationales par exemple), ou économique (la toute puissance des multinationales s’octroyant l’impunité par rapport à des systèmes juridiques coincés dans les frontières étroites des Etats). L’importance de ces zones de non droit renforce inévitablement chez les électeurs un sentiment d’impuissance et de vanité de l’action démocratique.
e) Parallèlement à la crise du suffrage universel, il y a une crise de la représentativité ; le moment de l’élection n’est plus ressenti comme un moment phare de la vie démocratique.
f) Comment ne pas évoquer aussi les mouvements constants de sape contre la démocratie, mouvements issus de forces conservatrices très puissantes, extrêmement présentes dans les milieux européens et dans les medias ! On oublie trop vite que le suffrage universel n’a pas été donné par le saint esprit, mais est le résultat d’un rapport de forces collectif ; les forces qui y ont toujours été hostiles le savent et sont bien actives.
Le suffrage universel a du plomb dans l’aile.
C’est un constat. Mais, après tout, faut-il s’en inquiéter ?
A tout le moins, c’est très inquiétant pour au moins deux raisons majeures :
a) Suffrage universel et cohésion sociale sont intimement liés : le vote est le signal de l’appartenance à un groupe, via la participation au processus d’organisation du pouvoir au sein de ce groupe. La crise du suffrage universel est le signe d’une crise de la cohésion sociale ;
b) L’équilibre entre les pouvoirs et le contrôle du pouvoir sont des garanties majeures de nos libertés. Si, par l’abandon du suffrage universel, le pouvoir est abandonné aux milieux sociaux les plus actifs, les plus présents, donc les plus forts, nous nous orientons vers un système déséquilibré à terme, et donc instable et injuste pour le plus grand nombre.
Dés lors, il ne faut évidemment pas se résigner : le suffrage universel reste un enjeu majeur.
Y a-t-il quelque chose à faire ?
Certainement.
Tout d’abord, veiller partout où c’est possible, à appliquer le suffrage universel lorsque cela dépend de nous (par exemple, dans le fonctionnement interne de nos partis politiques).
Il convient aussi dans nos pratiques de moderniser notre vision, c’est-à-dire d’intégrer de nouvelles manières de faire de la politique, avec un verrou essentiel : le respect du suffrage universel, c’est-à-dire le respect du caractère représentatif de nos institutions.
Il est encourageant de voir que de plus en plus de citoyens, quant à eux, veulent participer à la chose publique. Ils le font via le tissu associatif, via des initiatives populaires, via la participation à toute une série de procédures citoyennes.
Il faut encourager ce type d’approche pour les élargir, les généraliser davantage mais avec chaque fois une règle claire : ces procédures doivent permettre d’augmenter la participation, pas de vicier le suffrage universel. Le dernier mot doit toujours revenir à une assemblée élue (le parlement, le conseil communal).
En pratique, il est possible de mettre en œuvre cet équilibre. Il faut donc le faire.
Le suffrage universel est-il dépassé ? Il est en crise. Mais il n’est pas démodé : dans notre civilisation de l’exclusion, c’est une véritable nécessité première.
Marc BOLLAND
Député wallon
7 mars 2013
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LIENS :
- 21/05/2012 : PARTICIPATION CITOYENNE : une bonne habitude à BLEGNY
- 16/03/2012 : BLEGNY : gestion participative et citoyenne
- 29/11/2010 : ENVIRONNEMENT : le REVEIL inaugure ses balades de SAIVE
- 08/02/2010 : AGRICULTURE : budget participatif
- 25/01/2010 : Et si les experts se trompaient ? (suite)
Marc,
J’ai beaucoup apprécié ton regard sur le suffrage universel. Je désirerais y joindre le mien dans l’espoir d’élargir la réflexion.
Le point d’orgue de la démocratie, est le vote et c’est celui-ci que l’on met en avant à chaque élection. Toutefois, ayant moi-même participé au travail de dépouillement avec notre secrétaire communal, je me suis rendu compte de ma faible compréhension des règles électorales même si mon intérêt pour les mécanismes politiques est grand. Je serais curieux de savoir le niveau de connaissance des citoyens sur la répartition des voix et l’assignation des sièges.
Ensuite, et c’est là ou le problème se pose, c’est que plus aucun homme politique n’est contraint d’exécuter la mission pour laquelle il se présente sur les listes. Donc, il n’y a réellement plus d’engagement de la part de la personne qui se présente sur la liste.
Les partis utilisent les voix totalement librement. Ces voix ne servent qu’à trouver la répartition des partis, c’est tout … et on appelle ça une démocratie? Ensuite, c’est le jeux de chaises musicales: Je t’aime, moi non plus; j’arrive, je pars; je trouve mieux ailleurs, je m’en vais; j’en ai marre, je démissionne; et j’en passe.
A titre d’exemples:
– Combien de bourgmestres savent qu’ils seront « empêchés » (http://www.lesoir.be/90597/article/debats/editos/2012-09-29/l%E2%80%99hypocrisie-des-bourgmestres-emp%C3%AAch%C3%A9s)?
– Combien de personnes ne sont sur les listes que parce qu’ils sont des « voleurs » de voix. Ils empêchent les voix d’aller à d’autres mais ils savent qu’ils ne presteront pas. (http://www.lalibre.be/actu/politique-belge/article/773805/alain-destexhe-j-ai-ete-utilise-comme-faiseur-de-voix.html)
– Combien d’élus quittent leur fonction avant la fin de leur mandat? Est-ce cela assumer la responsabilité qu’on leur a confiée? (http://archives.sudpresse.be/blegny-politique-10e-remplacement-chez-les_t-20111208-H3JFG7.html?queryand=marc%2Bbolland&firstHit=0&sort=datedesc&by=20&when=-1&pos=0&all=0&nav=0)
– Combien sont arrivent au pouvoir alors qu’ils ne sont pas élus? (http://archives.lesoir.be/labille-%AB-l-etat-doit-conserver-la-majorite_t-20130209-029QXX.html?query=daerden&queryand=labille+%E9lu&queryor=daerden&firstHit=0&by=10&when=-1&sort=datedesc&all=6515&pos=0&all=10&nav=1)
– Comment un élu peut-il raisonnablement exercer une fonction lorsqu’il en cumule parfois plus de 50, rémunérés ou non? (http://www.cumuleo.be/cumul-mandats/cumul-mandats.php?lang=all&annee=2011)
Que font les politiques de nos voix, où s’engagent-ils?
Enfin, lorsqu’on cherche, à tout prix, a garder un équilibe, à satisfaire tout le monde, on en arrive à négocier chaque décision prise, ce qui amène un immobilisme insoutenable. Voici ce que j’en disais déjà en 2009: https://www.facebook.com/notes/alain-leroy/la-d%C3%A9mocratie-point-trop-nen-faut/58022944364
Alors, même si nous, citoyens, votons pour nos élus, comment nos élus respectent-ils leurs engagements envers nous (s’engagent-ils finalement)?
Bien amicalement,
Alain.