Les parlements doivent-ils encore faire des lois ? Le « privé » s’en occupe…
Il est de principe dans nos démocraties que les lois, normes et règlements doivent être élaborés par les élus de la nation siégeant dans les assemblées de type parlementaire. » Tous les pouvoirs émanent de la nation « .
La publicité des débats permet aux citoyens d’exercer un contrôle sur les décisions, en sanctionnant les élus qui sont directement responsables devant eux.
Le suffrage universel assure le respect de l’intérêt général.
Ce n’est qu’un point de vue théorique car il est évident qu’il existe depuis toujours, même dans nos systèmes légalistes, d’autres sources de droit : par exemple, la coutume, la jurisprudence, voire des normes purement privées qui s’appliquent, non pas à tous, mais à certains groupes sociaux (par exemple : en droit commercial).
Depuis plusieurs années, on constate que ces sources de droit extra-parlementaire tendent à se multiplier et à prendre de plus en plus d’importance.
Désormais, des pans entiers de la vie sociale ne sont plus réglementés par les parlements, mais bien par des associations et groupements privés.
C’est bel et bien l’ampleur de ce mouvement qui pose désormais question.
Les exemples ne doivent pas être cherchés bien loin, tellement ils sont nombreux.
Ainsi, les normes comptables sont élaborées par l’IAS Board au niveau international, et appliquées par les Etats sans se poser trop de questions. Or, on peut considérer que ce sont ces normes d’origine privée qui ont contribué à accélérer la crise financière de 2008, en édictant l’obligation d’évaluation permanente des actifs au cours du marché. C’est dire leur importance.
Ainsi, l’essentiel des normes des championnats sportifs, qui sont laissées à la libre appréciation des fédérations internationales, alors qu’elles concernent souvent directement les droits fondamentaux des citoyens (y compris jusqu’à l’identification sexuelle des athlètes – LIENS : SPORT : mixité des compétitions 20/8/2010 et EGALITE DES CHANCES : mixité des compétitions sportives 18/8/2010)
Encore, la marge de manœuvre de plus en plus grande laissée aux experts, sans aucune obligation de rendre compte. L’exemple des dérapages des experts de l’OMS dans la gestion de la grippe H1N1 ou de l’aveuglement des experts financiers sont illustratifs (LIEN : GOUVERNANCE : plus de transparence dans le rôle des experts 25/10/2010).
Encore, la décision de GOOGLE de rayer des moteurs de recherche les journaux et organes de presse qui publient des commentaires critiques, s’attaquant ainsi de front à la liberté de l’information en s’appuyant sur leur puissance technologique débordante.
Enfin, pour s’arrêter là dans une énumération qui pourrait être bien plus longue, que penser du rôle et de l’importance des agences de notation, institutions purement privées, dont les avis sonnent comme de véritables sentences ?
Si l’on prend du recul sur l’évolution de nos institutions depuis une trentaine d’années, on peut craindre que la multiplication de ces exemples de privatisation du processus normatif participe d’un mouvement général : exclure les assemblées de type parlementaire du processus de création des normes.
Deux exemples illustrent le caractère potentiellement structurel, et donc profond, de cette évolution.
D’une part, au niveau européen, même si le parlement a des pouvoirs aujourd’hui augmentés, on doit constater que les lobbys continuent à jouer un rôle prédominant. D’ailleurs, les principales décisions (par exemple dans le cadre de la crise financière) se prennent sans accord ni ratification par le parlement, uniquement par les ministres et technocrates.
D’autre part, au niveau des pouvoirs locaux, ceux-ci ont fait l’objet depuis plusieurs années d’un matraquage sans précédent, donnant à l’opinion publique une image généralisée d’inefficacité et de prévarication les discréditant.
Bref, de plus en plus se développe une opinion qui tend à considérer que les assemblées parlementaires élues ne sont peut-être pas les meilleurs endroits pour élaborer des normes applicables à toutes et tous.
Sans doute le doit-on en partie aux rapports de force existant entre des corps sociaux traditionnellement hostiles au suffrage universel et les populations elles mêmes, le rapport de force étant actuellement favorable aux premiers compte tenu de l’omniprésence du pouvoir de l’argent d’une part, et à la faiblesse actuelle des structures de lutte collectives.
Il est aussi sans doute dû à la mondialisation : aujourd’hui, tout est global, alors que l’action des parlements reste confinée à un territoire particulier.
Mais quoi qu’il en soit des causes, cette évolution est tellement communément admise aujourd’hui qu’on tend même à donner un pouvoir réel à un corps intermédiaire entre le « privé » et le « public », un corps en quelque sorte de « substitution » appelé « la société civile ». Non seulement cette « société civile » (dont on distingue mal ou plutôt dont on ne distingue que trop bien en quoi elle se différencie du corps électoral s’appuyant, lui, sur le suffrage universel) est invoquée par les faiseurs d’opinion de façon régulière, souvent sans esprit critique, mais en plus, les assemblées parlementaires elles-mêmes ont tendance à lui déléguer le pouvoir dans toute une série de domaines : en s’y référant explicitement dans les débats parlementaires, mais également, en lui confiant le pouvoir par l’effet de la loi (par exemple, par la mise en place de nombreuses procédures de consultation dite populaire).
Evidemment, le parlement ne doit pas s’occuper nécessairement de tout : je l’ai dit en introduction, il y a toujours eu des processus de création de normes en dehors des assemblées et dans certains cas, cela peut apporter beaucoup de souplesse (par exemple, l’apport de la jurisprudence dans l’élaboration du droit de la responsabilité issue du petit article 1382 du code civil) sans dénaturer en profondeur le processus démocratique.
Je ne dis pas non plus que tout processus de participation de la population est mauvais par nature : dans certains cas, il peut apporter un dynamisme fort et une grande cohésion sur certains projets. (LIEN : AGRICULTURE : budget communal participatif, 21/12/2009).
Mais, l’assemblée élue est garante de deux aspects majeurs et elle seule peut apporter cette double garantie essentielle : le contrôle du caractère d’intérêt général des normes et la transparence.
Ces deux éléments sont liés à l’essence même de notre système basé sur le suffrage universel.
Le travail parlementaire a ses défauts et ses vicissitudes, c’est évident. Mais il faut se rappeler que c’est au sein des assemblées élues, à travers le débat transparent, que l’intérêt général a le plus de garantie pour s’exprimer.
Continuer à sortir le processus de création des normes du parlement de façon excessive est un danger majeur.
A l’occasion de la rentrée parlementaire, comme en toute chose, il est bon de temps en temps d’enfoncer des portes ouvertes, tant qu’elles ne sont pas définitivement fermées.
Lorsqu’elles le seront, il sera trop tard.
Marc BOLLAND
Député wallon
Bourgmestre de BLEGNY